Décorticage d’une question complexe – Questions socio-scientifiques

Décorticage d’une question complexe – Questions socio-scientifiques

Je vous propose ici un déroulé d’atelier pour décortiquer un sujet complexe tout en débattant et en donnant à chacun·e l’occasion de s’exprimer. J’accompagne le déroulé théorique d’un retour d’expérience pour rendre les choses plus concrètes.

Le but de cet atelier est de prendre conscience que certains débats sont rendus difficiles à cause de la nature des sujets discutés. Pour cela, je tente une approche en trois grandes phases, qui décortique le sujet et ses aspects.

Les outils d’animation utilisés viennent principalement de l’éducation populaire. Je ne suis expert en rien, et il ne faudrait pas que la tenue d’un débat sur des questions complexes soit conditionnée par la présence d’un·e expert·e. Je souhaite que tout le monde puisse s’approprier ce type de débat, et le faire avancer.

Le type de sujet dont je veux parler ici est ce qu’on appelle une « Question Socio-Scientifique » (QSS). Je vous renvoie à la conférence de Gabriel Pallarès sur le sujet, ainsi qu’à sa thèse de doctorat dans laquelle il caractérise cet objet (p67).
Je n’exposerai pas en détails les caractéristiques des QSS, mais tout au long du déroulé je montrerai lesquels de leurs éléments sont susceptibles de bloquer un débat.
Pour des besoins de compréhension du déroulé, il faut tout de même dire dès maintenant que les QSS mobilisent à la fois des aspects scientifique, économique, politique, technique, sanitaire, environnemental, éthique et social. Vous connaissez certainement des exemples : les OGMs, le nucléaire, les pseudo-médecines (ou « médecines alternatives », ça dépend si vous les défendez ou non)…

Une particularité des QSS est qu’elles impliquent à la fois des sciences et connaissances, et des valeurs éthiques et politiques. Bien que sciences et politique ne soient pas totalement indépendantes, les deux domaines se pensent différemment.
Là encore, je vous renvoie à deux vidéos très intéressantes pour comprendre les interactions entre sciences et politique (une de Tzitzimitl et une d’Hygiène mentale), sur lesquelles je me base pour établir mon déroulé.

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1 – Complexité

La première caractéristique des QSS que je souhaite illustrer est leur complexité, c’est-à-dire leur implication de multiples aspects très différents.
Prendre en compte tous ces aspects en même temps lors d’un débat (ou même lors d’une réflexion personnelle) est impossible. Il me semble donc important de bien situer les arguments énoncés pour cadrer le débat sur un aspect à la fois.

Pour faire sentir cette complexité, je propose d’abord au groupe un débat mouvant, en tant que prétexte pour faire émerger un maximum d’arguments et points de vue (allez voir les règles ici).
Il vous faut juste une affirmation à propos d’une QSS.

J’ai animé cet atelier à l’occasion d’une « semaine sans écran » proposée par les Bibliothèques de Bordeaux. L’affirmation était donc toute trouvée : « Les écrans, c’est bon pour les enfants ».
Aucun terme de l’affirmation n’est précis, et mon public est intergénérationnel : situation parfaite pour avoir une profusion d’arguments et de positions variées.

Après le débat mouvant, je propose aux participant·es de poser par écrit leurs arguments, de sorte qu’on puisse les avoir sous les yeux simultanément. Je demande d’écrire un seul argument par petit papier.

C’est le moment où j’expose les 8 aspects des QSS dont je parlais plus haut : scientifique, économique, politique, technique, sanitaire, environnemental, éthique et social.
Je demande aux participant·es de classer du mieux qu’iels peuvent leurs papiers dans les huit aspects, sur une table ou en les collant sur un mur.
Parfois, certains arguments semblent correspondre à deux aspects. Cela lance une petite discussion sur l’argument utilisé : peut-être qu’il faut le diviser en deux arguments distincts, qui iront rejoindre plus nettement un aspect chacun ?

À titre d’exemple, voici un florilège d’arguments donnés lors de mon atelier sur « Les écrans sont bons pour les enfants » (et retranscrits quasiment tels quels) :

Économique

  • Écrans algorithmes marchands ; enfant n’est pas une marchandise
  • Les écrans sont de moins en moins chers
  • Les écrans sont trop chers pour beaucoup de gens

Politique

  • Accès à l’information
  • Contrôlé

Environnemental

  • Les appareils à écrans produisent des déchets

Social

  • C’est éducatif
  • Écrans danger esprit critique (infox réseaux sociaux)
  • C’est dangereux car influençable
  • Tik tok peut devenir dangereux pour les enfants de moins de 13 ans
  • Éducatif pour collège jusqu’à fin d’années d’étude université
  • La tablette peut être éducative pour les enfants
  • Tik tok et les autres réseaux sociaux ont un mauvais effet sur les jeunes enfants
  • Les jeux
  • Écrans addiction

Sanitaire

  • Lumière bleue
  • Les écrans peuvent causer des retards de développement chez les enfants
  • Interdit pour les enfants de moins de 11 ans et contrôler jusqu’à 14 ans car à cause de la lumière bleue, c’est possible et très fréquent que cela brûle la rétine et peut produire des problèmes visuels
  • Addictif
  • Dangereux addictifs

Scientifique (aucun argument donné dans cet aspect)

Technique (aucun argument donné dans cet aspect)

Éthique

  • Contenus pas adaptés
  • Écran = prive les enfants de leur imagination
  • Enfants ont besoin de rêver, les écrans limitent leur imaginaire

 

2 – Ouverture

La deuxième caractéristique des QSS que j’expose est leur ouverture, ce qui se traduit par une grande diversité de points de vue et d’objectifs les concernant.

Nos points de vue (subjectifs) et nos objectifs politiques peuvent bien sûr être influencés par les données scientifiques, mais ils ne peuvent pas en être directement déduits. Ni une méthode scientifique, ni les données qu’elle produit, ne peuvent dicter des objectifs politiques. Ces objectifs sont, en dernière analyse, arbitraires.
Ainsi, exposer des arguments ne suffit pas à saisir les enjeux d’un débat. Il convient justement d’expliciter les enjeux. Connaître les objectifs des débattant·es permet aussi de comprendre les arguments, lesquels ne peuvent exister qu’en vue de satisfaire des objectifs.

Parfois, les débattant·es ne sont même pas conscient·es de leurs propres enjeux et objectifs. Il arrive alors qu’on avance des arguments très différents (voire à l’opposé) de ceux des autres, et qu’on pense être en désaccord, quand bien même nos objectifs seraient similaires/convergents.

Faire prendre conscience de tous nos objectifs serait trop ambitieux, aussi je ne propose qu’un petite réflexion et une recherche d’objectifs minimalement partagés au sein du groupe de débattant·es.

Chaque débattant·e dispose de 2 minutes pour trouver une formulation claire et concise d’un objectif important pour elle, relatif à la QSS, et pour l’écrire sur un petit papier.
Cette phase d’écriture oblige à mettre en ordre ses idées.
Ensuite, chacun·e expose son objectif à l’oral. En petit groupe, tous les objectifs seront peut-être différents, et tout le monde peut s’exprimer. En grand groupe, on peut proposer de commencer à regrouper les objectifs : si une personne entend un objectif assez similaire au sien, elle peut s’abstenir d’exposer le sien.

Vient enfin l’étape de pondération : On peut défendre plusieurs objectifs, mais en leur accordant des importances relatives (dépendant de notre subjectivité).
Je propose d’aligner les petits papiers restants sur un tableau ou une grande feuille, et de dessiner une échelle en dessous de chacun. Les débattant·es peuvent exprimer leur adhésion relative à chacun objectif en dessinant une croix sur la graduation.

Illustration schématique : Quelques objectifs qui sont ressortis lors de mon atelier sur les écrans

Le résultat visuel de cet exercice aide le groupe à poursuivre son débat : quel objectif vont servir les arguments exprimés en première phase ?
Le groupe peut décider sur quel objectif portera la phase suivante en se basant sur les adhésions relatives à chaque objectif.

[Note : La méthode utilisée pour décider quel objectif choisir d’après les adhésions relatives peut faire l’objet d’un atelier entier (en cours de rédaction). Faut-il simplement discuter jusqu’à trouver un compromis ? Faut-il considérer que les croix ont valeur de vote ? Dans ce cas, quelle méthode de calcul des suffrages faut-il utiliser ?]

VARIANTE : Pour aller beaucoup plus vite, on peut opter pour une méthode qui expose beaucoup moins d’objectifs et ne rentre pas dans le détail des adhésions relatives. Moins intéressant pour un débat, très pratique si l’animation doit aller vite.
On peut énoncer à l’oral un objectif, et les débattant·es ne s’expriment que s’iels rejettent fortement l’objectif en question. Si l’objectif ne subit aucun rejet, on passe à la phase suivante. Si un rejet est exprimé, on passe simplement à l’objectif suivant, et ainsi de suite jusqu’à pouvoir passer à la phase suivante.

3 – Incertitudes

La troisième caractéristique des QSS est l’incertitude.
Ou plutôt les incertitudes : relatives aux risques, à l’évolution des savoirs et techniques, et aux scénarios possibles.
Un débat sur une QSS, s’il est bien mené, devrait pouvoir servir de base à des prises de décisions, individuelles sinon collectives. Les incertitudes, si elles doivent sérieusement être prises en compte, ne doivent pas empêcher toute action.

À ce stade, les débattant·es ont exposé des arguments et des objectifs : il manque seulement les décisions et moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs.

Je propose ici deux modalités de débat pour faire émerger des propositions d’action.

Pour groupes de maximum 15 personnes : Débat en boule de neige

Les débattant·es se mettent d’abord par deux, et ont quelques minutes pour trouver des propositions d’actions, des moyens, des solutions, en vue de satisfaire l’objectif retenu par le groupe.
Après ces quelques minutes, les binômes se rejoignent pour former des groupes de 4 personnes, et on recommence. Après quelques minutes encore, on forme des groupes de 8, et enfin on restitue toustes ensemble.
Les propositions qui émergent doivent être présentées à chaque fois que le groupe s’agrandit, et rediscuter pour être écartées/amendées/conservées/modifiées jusqu’à satisfaire le groupe.

Pour groupes au-delà de 15 personnes : Débat-pétale

Les débattant·es se répartissent en groupes de 5-6 personnes, et chaque groupe décide d’un·e représentant·e.
Chaque groupe discute de ses propositions pendant un temps donné, puis chaque représentant·e se tourne vers les autres groupes et expose ce qui s’est dit dans son groupe. Les représentant·es débattent alors entre elleux, mais tout le monde est présent et écoute. L’objectif est de trouver des décisions qui fassent consensus.
Une fois que toutes les propositions et les désaccords ont été exprimés, les représentant·es réintègrent leurs groupes et le débat reprend, cette fois sur la base de ce qui vient de se dire parmi les représentant·es.
Le deuxième débat entre représentant·es, quelques minutes après, devrait suffire à dégager quelques propositions consensuelles.

Schéma récapitulatif

Tout au long de l’atelier, j’accompagne les phases plus « théoriques » d’un schéma que je complète au fur et à mesure. Ce n’est pas un schéma issu de travaux de recherche, simplement une manière de synthétiser le propos de l’atelier.

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