Dans nos échanges quotidiens, il nous arrive de nous interroger sur le sens des mots utilisés. Sont-ils appropriés ? Désignent-ils bien ce dont on parle ? Le même mot employé dans un autre contexte ou par une autre personne a-t-il le même sens ? Peut-on se mettre d’accord sur le sens qu’on donne aux mots ?
Les débats sémantiques ne sont pas vains, car ils se rapportent à des concepts nécessaires pour désigner les objets qui composent notre monde. Certes c’est parfois futile : à quoi bon s’écharper sur qu’est une salade ou une maison ? Cependant d’autres concepts méritent plus d’attention car la façon dont on les envisage porte à conséquences : définir pays, science, démocratie, voilà qui semble avoir des enjeux.

Je ne parle même pas ici de polysémie, qui est en général une question facile à résoudre. Par exemple, le mot science a, selon des auteur·ices, 5 acceptions. [Voyez plutôt ce qu’en disent le Cortecs ou les écolos-zét d’Occitanie (P.16)]
Si je dis « La science a dit que… », alors je suis quelqu’un de désagréable il faut se demander : Parle-t-on de la communauté scientifique ? Des techniques et technologies ? Des connaissances établies par les différentes disciplines ? De la méthodologie scientifique ?

Si je précise que je parlais de la communauté scientifique, il reste à définir ce qu’est cette communauté, et la question n’est pas vite répondue !

Même en débattant longuement sur le sens des mots et en éliminant les acceptions non pertinentes dans un certain contexte, obtenir une définition consensuelle et non ambiguë est un exercice très difficile. Les définitions sont finalement arbitraires car uniquement le produit d’accords entre nos subjectivités, ce sont des conventions. Les concepts n’existent pas dans la nature. C’est ce qu’on appelle le nominalisme.

Pour initier à ce type de débat sémantique, je propose un jeu à base de petits papiers et de débats (comme les brainstorming en entreprise sauf que là c’est vraiment intéressant).

Le but est de faire sentir la difficulté de définir des concepts et l’intérêt qu’il y a à le faire. De plus, faire le jeu en choisissant des concepts ayant une place importante dans nos sociétés (à tout hasard pays, science, démocratie mais il y en aurait tant d’autres) rappelle à la prudence quant à leur utilisation dans un débat. Savez-vous vraiment de quoi vous parlez ?

Un diagramme de Venn pour une discussion non vaine

Une petite parenthèse pour expliquer le titre du jeu, la définition Venn.

Un diagramme de Venn c’est un schéma qui montre les relations logiques entre différents ensembles, vous en avez forcément déjà croisés.

Par exemple, dans un ensemble vous avez toutes les figures géométriques rouges, et dans un autre ensemble vous avez tous les ronds. Là où les ensembles se rejoignent, vous avez des ronds rouges. Magique ? Non, logique.

Nous allons essayer de nous servir de ce type de diagramme pour le jeu.

Le jeu (et quelques notions)

Voilà la manière dont j’explique le fonctionnement du jeu tout en amenant quelques notions utiles pour formaliser son intérêt.

Admettons qu’on veuille définir ensemble ce qu’est un carré.
1/ On peut commencer par dessiner des formes sur lesquelles tout le monde s’accorde à dire que ce sont des carrés. Par exemple je dessine ceci :

En dessinant plein de formes qu’on identifie comme des carrés, en fonde une définition du carré « en extension » c’est-à-dire à partir d’une liste d’objets correspondant à un terme.

2/ À partir de cette liste d’exemples de carrés, on essaye de trouver les critères qui permettent de dire qu’une forme est bien un carré. On aurait ainsi :
– Petite taille
– Côtés égaux
– 4 côtés
– Orange

On essaye ici de trouver « l’intension » du terme carré, c’est-à-dire les critères essentiels au concept.
(Pour plus de développement sur les notions d’extension et d’intension, voir ici)

3/ Une fois qu’on pense avoir trouvé une liste de critères qui définissent le carré, on teste sa robustesse avec un maximum de formes.

Si je présente maintenant ces nouvelles formes :

Vous voyez le losange ? Oui, il est rangé dans l’ensemble des carrés car il correspond aux critères de carré énoncés juste au-dessus et c’est un problème. On touche là une caractéristique que doit avoir une liste de critères définissant un concept : elle doit être suffisante, c’est-à-dire ne pas permettre d’inclure des éléments ne correspondant pas au terme qu’on veut définir.

Ici, nos critères ne sont pas suffisants car ils incluent des losanges parmi les carrés.

Profitons de l’erreur pour ajouter un critère et rendre la liste suffisante : les angles de la figure doivent être droits.

4/ On remarque dans l’image ci-dessus la présence de figures qu’on appellerait bien des carrés mais qui ne correspondent pas aux critères énoncés. Peut-être avons-nous donné des critères non nécessaires ? Ainsi, pas besoin pour un carré de respecter une certaine taille ou d’être orange.

Une liste de critères, en plus d’être suffisante, doit être nécessaire. Les critères non nécessaires risquent d’exclure des éléments qu’on ferait pourtant correspondre au terme à définir.

5/ Pendant toutes ces étapes, on peut progressivement mettre en forme un diagramme de Venn (par exemple avec des post-it sur un tableau blanc, qu’on entoure au feutre).

Avec nos carrés et autres formes géométriques, ça donnerait ceci :

Le but est d’obtenir une intersection entre les ensembles à la fois nécessaires et suffisants, qui rende bien compte du terme qu’on cherche à définir.

Clairement, la modélisation sous forme de diagramme ne sera pas toujours possible puisqu’à partir de 5 ensemble il devient extrêmement difficile de dessiner la totalité des intersections possibles. Pas grave, la modélisation permet tout de même d’avoir les idées claires grâce aux ensembles.

Pour résumer :
– Trouver un terme à définir
– Rechercher un maximum d’exemples
– Dégager des critères
– Chercher des contre-exemples
– Tenter d’établir une liste de critères nécessaire et suffisante

Selon le groupe avec lequel vous animez, vous pouvez jouer avec des concepts très différents. Entre sceptiques, tenter de définir science sera sûrement un bel exercice de remise en question. Avec des biologistes, définir espèce sera certainement source de querelles pendant les semaines qui suivront. Pas besoin d’aller des concepts qui relèvent d’un champ scientifique particulier cependant, cela fonctionne très bien avec maison, voiture ou même salade.

La crudité est-elle un critère de saladisme ? Étude de cas

Je ne sais pas si se doter d’une définition consensuelle et non ambiguë du concept de salade est utile. (Mais qu’est-ce qui est utile, finalement?)
En admettant que la définition importe peu, le processus de recherche de définition est sûrement constructif. C’est pas le résultat qui compte mais le processus, tout ça…

Voici donc un résumé d’une partie, portant sur la salade.

1/ Une fois le mot « salade » posé au centre de la table, nous avons listé un maximum d’exemples d’éléments que nous considérions comme des salades.

Précision : nous avons écarté d’emblée le sens du mot salade correspondant aux végétaux cultivés. Nous cherchons ici une liste de critères définissant la salade en tant que plat.
Voici ce que nous avons pu écrire :
– Salade césar
– Salade de fruits
– Salade niçoise
– Macédoine
– Salade de pâtes

2/ Les critères que nous dégageons de cette liste sont :
– Comestible
– Servit dans un plat
– Petits morceaux
– Mélange
– Plusieurs aliments
– Froid

3/ La phase de recherche de contre-exemples a été rude, car elle a mis par terre tous nos critères, qui n’étaient pas suffisants et dont certains n’étaient pas nécessaires.
– Salades incluant des coquilles d’animaux marins : tout n’est pas comestible
– Salade incluant un seul type de végétal, par exemple plein de tomates coupées : il ne s’agit pas d’un mélange de plusieurs aliments
– Salades avec de grands morceaux : il n’y a pas que des petits morceaux
– Salades incluant des éléments chauds : tout n’est pas froid
– Salades sous forme d’assiettes composées où les différents aliments sont séparés : pas de mélange
– Steack tartare : pas considéré comme une salade, mais correspondant à tous nos critères

4/ Voici comment nous avons fait évoluer nos critères :
– Inclut des éléments comestibles
– Servit dans un plat
– Inclut des morceaux et pas uniquement des aliments entiers
– Inclut des éléments froids
– Inclut une certaine proportion de végétaux (nous n’avons pas trouvé d’exemples de salades exclusivement composées de produits ou de chair animale)
– Que les éléments soient mélangés entre eux ou non ne change pas globalement le plat (nous avons remarqué que ce critère permet d’exclure la pizza froide et le tiramisu végan de l’ensemble des salades…)

Tout ça est résumé, en réalité nous avons trouvé bien plus d’exemples et de critères temporaires.

Au bout d’un moment nous avons trouvé trop de critères pour garder la forme du diagramme de Venn, nous nous sommes contenté·es de disposer sur la table les petits papiers sur lesquels nous écrivions nos exemples et critères d’une manière que nous comprenions. Nous conseillons d’ailleurs d’utiliser au moins deux couleurs pour bien différencier les exemples et les critères.

Ouverture

Bref, ce jeu n’est qu’un prétexte pour aborder la question complexe de la définition des concepts. Une multitude de problèmes vont survenir pendant le jeu, qui rendront l’exercice encore plus intéressant. Que faire si un exemple donné n’est finalement pas si consensuel que ça ? Que faire lorsque la polysémie d’un mot est tellement floue que toute exclusion a priori d’un des sens d’un mot devient une astuce ad hoc ?

Par exemple, le mot voiture désigne selon moi aussi bien les voitures à bras portées par des humains, les voitures volantes des fictions futuristes, que les wagons de trains. Certaines personnes ne sont pas d’accord pour dire que les voitures à bras sont bien des « voitures », et je n’ai pas de raison d’exclure les wagons de train (j’avais séparé les salades « plante » et les salades « plat », mais ici ça reviendrait à séparer les voitures « train » des voitures « voitures »).

Si vous jouez entre sceptiques, infligez-vous la définition de concepts tels que preuve, croyance, politique ou critique. Vous finirez avec de nouvelles questions pour exercer votre pratique du doute raisonnable.
Mais qu’est-ce que le doute ? Qu’est-ce que la raison ? Je retourne à mes petits papiers…