Porteur de parole – Carton plein pour le doute de rue

Porteur de parole – Carton plein pour le doute de rue

Je pourrais me contenter de dire que le porteur de parole c’est : un grand panneau arborant une question faussement simple, plein de panneaux vierges sur lesquels les gens peuvent écrire leur réponse, et une exposition au sol de tous les panneaux ainsi remplis.
Mais je suis bavard et je vous expose mes réflexions sur ce dispositif pour vous donner envie de l’animer !

 

Doute populaire

Les discours autour de l’esprit critique peuvent vite paraître (et être effectivement) inaccessibles à beaucoup de gens. Pas besoin d’être universitaire pour écrire et parler de façon hermétique. Les militant·es de l’esprit critique (moi, vous peut-être, votre voisin qui sait ?) sont plongé·es dans une culture scientifique et philosophique et, s’iels ne sont pas spécialistes de tout (voire de quoi que ce soit) pour autant, iels restent touché·es par la malédiction de la connaissance.

Utiliser du vocabulaire et des concepts appropriés est nécessaire, au moins pour pouvoir explorer toute la complexité des idées d’un domaine.
Il ne faut pas non plus bannir ce vocabulaire et ces concepts dès lors qu’on s’adresse à des personnes extérieures à la communauté qui les mobilise. C’est à ça que servent la vulgarisation, la médiation culturelle et scientifique, l’animation, les enseignements, etc.
Sauf que ces cadres d’apprentissage (j’utilise ici apprentissage dans une acception la plus large possible) ne bénéficient finalement qu’à une partie très réduite de la population : les publics contraints de s’inscrire dans un cadre éducatif et les publics déjà désireux de satisfaire leur curiosité intellectuelle et prêts à y investir du temps, de l’argent et de l’énergie.
En d’autres termes : on rate plein de monde et il est vain d’espérer les faire venir si ce ne sont pas nous qui changeons nos contenus ou nos formats.

Sans dire que tout contenu ou toute activité autour de l’esprit critique devrait toujours être pensée de manière à parler à tout le monde, je pense qu’il faut que certaines le soient. Si nous sommes sincères dans notre volonté que chacun·e puisse se saisir de l’esprit critique, il faut assumer ce que ça implique : c’est à nous d’aller vers les gens.

(Attention hein, je ne dis absolument pas que « la plupart des gens sont incultes et indifférents ». Réalisons simplement que nous ne vivons pas dans le même monde. Des discussions avec des inconnu·es me le rappellent régulièrement : je connais les mots qu’ils utilisent mais je ne comprends rien à ce qu’iels disent ! Aucune chance que je m’intéresse de moi-même à leur univers hermétique qui m’apparaît d’emblée comme une montagne de culture à rattraper.)

Bref, tout ça pour dire que le Porteur de parole fait partie des dispositifs qui permettent de s’adresser à tout le monde et surtout qui donnent envie à tout le monde de s’adresser à nous.

Comme on élargit d’un seul coup le public potentiel en comparaison à une conférence de l’AFIS ou à celui d’un café philo, il faut assumer que les ambitions seront minimales. Encore une fois, pas du tout parce que « les gens sont cons », mais simplement parce qu’en brisant la plupart des filtres habituels on se retrouve avec des gens ayant des vécus, des connaissances, des visions du monde, des heuristiques socialement construites (désolé pour le concept, fallait que je montre ma légitimité de turbo-zét) extrêmement différentes. Impossible d’envisager de poursuivre un déroulé d’animation avec un tel public, et encore moins un cours de philo.
Pas de pression, le porteur de parole n’est pas une évangélisation de masse au saint doute méthodique (même si c’est vrai qu’on peut avoir l’allure d’une version laïquo-scientiste des Témoins de Jéhovah, voir les photos…).

Comme les TJ, on est plusieurs. Comme les TJ, on a un présentoir en carton. Comme les TJ, on pose des questions sans réponse aux gens.

Qu’est-ce que c’est les objectifs ?

Voyons ce que peuvent être les ambitions de l’atelier, sous forme de liste parce que ça fait sérieux :

Donner un espace de réflexion et d’expression
De la même manière que nous ne soupçonnons pas à quel point le vocabulaire propre à notre communauté ou discipline est incompréhensible à la majorité des gens, nous oublions vite que le temps de la réflexion, les espaces sociaux dédiés à la discussion, les conditions matérielles favorables à l’expression libre, ne sont pas le quotidien de tout le monde. Mine de rien, la production intellectuelle dépend beaucoup de conditions matérielles relativement privilégiées.

Pour votre installation, visez une place publique à l’intersection entre plusieurs quartiers ou une balade sur laquelle tous les milieux sociaux sont susceptibles de se retrouver. Un dimanche après-midi par beau temps de préférence. Pour parler en termes hérétiques : maximisez les conditions favorables à la disponibilité des cerveaux.

Montrer que toutes les réflexions sont légitimes
Ce que je veux dire par là c’est que tout le monde est capable de réfléchir à une question et a le droit de partager le fruit de ses réflexions (je ne suis pas en train de défendre la liberté d’expression absolue). Une réaction hélas sincère qui revient souvent quand les gens s’approchent des panneaux est « Oulah, c’est trop philo votre truc là, moi je peux rien en dire » ou une bafouille du genre.
C’est là qu’il faut intervenir et, sans aller jusqu’à forcer la personne ou la mettre mal à l’aise, commencer à discuter, valoriser ses raisonnements, pour finalement lui tendre un feutre et un carton.

D’autres objectifs spécifiques dans le cadre du mouvement zététique

Partager l’amour du doute et de la métacognition
Le porteur de parole est un outil utilisé depuis des lustres par les mouvements d’éducation populaire. Il peut donner l’occasion de réfléchir sur n’importe quel sujet (exemples : « C’est quoi une preuve d’amour ? », « L’argent fait-il le bonheur ? »). Dans le cadre du mouvement zététique, il me semble que l’objectif doit être de trouver une question qui invite au doute sur le monde et sur ses propres pensées de façon générale.
Dans les discussions que nous avons avec les gens pendant l’animation, nous tentons simplement de montrer qu’on peut exercer un questionnement critique sur à peu près tout et que ça peut être un exercice stimulant et gratifiant.

Encore une fois ce n’est pas un cours ni une déconversion, donc il vaut mieux se focaliser sur les processus que sur les résultats. Tant qu’une réflexion est amorcée avec plaisir, l’objectif est atteint.

Se mettre dans une posture d’écoute et de compréhension
Le porteur de parole est aussi très profitable pour les personnes qui l’animent ! C’est un excellent exercice pour apprendre à écouter et comprendre, car le dispositif nous place de fait en tant que récepteur·trice de la parole des gens.

Participant en train de “dubiter” de lui-même.

Retour d’expérience, posture et remarques

 

Parlons un peu de la posture d’animation à adopter, justement.

Le dispositif attire toujours du monde, laissez venir.
Certaines personnes s’arrêtent à bonne distance et lisent de loin, d’autres marchent presque sur les panneaux au sol. Attendez quelques instant avant d’interpeler les gens par une question toute simple : « Vous en pensez quoi ? » En général la discussion se lance d’elle-même.

Il vaut mieux avoir eu une discussion avec les gens avant qu’ils écrivent sur les panneaux : on est là avant tout pour discuter, les gens risquent de partir après avoir écrit, et leurs écrits ne seront que plus intéressants une fois qu’ils auront eu l’occasion de réfléchir en discutant.

Quelques remarques sur des points à surveiller ou des pièges à éviter

La formulation de la question est cruciale : elle oriente l’interprétation que les gens en ont et les réponses probables. Le défi est double : les mots doivent être vagues et simples pour ne laisser l’interprétation relativement libre et pour ne pas rebuter, mais choisis avec soin pour orienter la réflexion vers le sujet que vous avez choisi.

Par exemple, nous avions posé la question « Peut-on être sûr·e de soi ? » Nous avions en tête une interprétation épistémique, c’est-à-dire que pour nous la question était finalement « Comment évaluer nos croyances sur le monde ? Est-ce possible d’être certain·e d’une connaissance ? Y a-t-il des savoirs qu’on ne peut remettre en question ? »
Une majorité de gens ont interprété la question comme « Jusqu’à quel point peut-on avoir confiance en soi ? Quelles sont les raisons d’avoir confiance en soi ? » Ce qui n’est pas du tout la même chose !
Évidemment, le travail de réflexion occasionné n’est pas inutile, mais il n’est pas celui auquel nous nous attendions. SI vous souhaitez en priorité discuter d’une des interprétations possibles de la question, veillez à sa formulation et à ses mots.

Ne partez pas dans un débat et ne coupez pas les gens. Vous leur offrez un espace d’expression et de réflexion, laissez-les en profiter à fond. Vous pouvez bien sûr exprimer des doutes ou des désaccords, mais ne les mettez pas en difficulté et n’argumentez pas, ça n’est pas un débat.

La seule raison valable que je vois à couper une personne, c’est si elle exprime des idées violentes ou illégales en présence d’autres personnes qui l’écoutent (ça ne nous est encore jamais arrivé).

Si vous avez du mal à garder votre calme lors des discussions et que vous sortez facilement de l’écoute attentive, ayez avec vous un carnet et un stylo pour noter ce que disent les gens. Donnez-vous comme mission de trouver la pépite qui vaudra le coup d’être marquée sur un panneau, plutôt que de faire la discussion (vous risquez sinon d’être dans un mode confrontationnel).

Que faire lorsque vous êtes pris·e au piège avec quelqu’un de fort sympathique qui vous raconte sa vie en détails et dont le récit n’a décidément rien à voir avec la question ? Rien à faire, vous avez essayé de le remettre sur les rails de la question et vous avez échoué à dégager un intérêt quelconque ce qu’il vous raconte. Faites donc un signe discret mais distinctif à un·e de vos camarades qui anime avec vous, qui viendra vous demander une information cruciale ou vous tendre un téléphone en vous apostrophant « C’est pour toi, c’est urgent ! »

 

À l’heure où je rédige ces lignes nous avons pu animer deux fois le porteur de parole, aux Rencontres de l’Esprit Critique de Toulouse en avril 2022 et sur les quais de Bordeaux en août 2022. Les questions étaient respectivement « Est-ce facile de se faire sa propre opinion ? » et « Peut-on douter de tout ? »

Nous vous laissons avec quelques perles de nos participant·es…

 

Cliquez pour agrandir les photos des participations à notre porteur de parole d’août 2022 !

Ci-dessous la retranscription fidèle (avec les fautes et tout, si si) de participations à notre porteur de parole des REC d’avril 2022, dont la question était :

Est-ce facile de se faire sa propre opinion ?

C’est très facile !
Mais il est très difficile d’en changer, même quand on sait qu’elle est fausse.

Il est facile de se faire sa propre opinion, tant qu’on sait quelle « pondération » lui donner. Avoir sa propre opinion et être prêt à la défendre et la documenter demande un investissement et un temps qui sont conséquents.

C’est facile de se faire une sale opinion, ça prend du temps de la nettoyer, avec des cycles de lavage contradictoires…

Plus on se fait une opinion facilement, plus facilement elle sera fausse

Non, je pense que ce n’est pas facile (Et cette opinion a été difficile à établir)

Réponse : NON !
1/ C’est difficile, mais une opinion partagée n’est pas moins la nôtre…
Comment « mon » opinion ne serait-elle pas la mienne ?
2/ Bourdieu : « L’opinion publique n’existe pas »… et l’individuelle ?
C’est quoi une opinion ?

Je me range du côté de l’opinion du consensus scientifique à ce sujet.

MA PROPRE OPINION ©
(Tous droits réservés)

Il est plus facile de se faire une opinion sale qu’une opinion propre.
(Bisou)

Sans opinion

OUI ! Il suffit de dire : « OK Google, que dois-je penser ? »

J’en doute à 78 % ± 3.
#BayésienDuDimanche

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