Philo des sciences, une introduction discutée

Philo des sciences, une introduction discutée

À l’occasion d’une intervention en cours de philosophie pour des élèves de terminale (mars 2023), nous avons élaboré un déroulé d’animation d’environ deux heures. Le but n’est pas de se substituer au cours mais d’amener la discussion sur des notions de philosophie des sciences et d’ouvrir à la complexité du terme de “science”.
Dans ce contexte, nous prenons le temps de nous baser sur les conceptions initiales des élèves et préférons mobiliser des outils d’éducation populaire plutôt que des savoirs descendants (qui ont évidemment leur légitimité dans d’autres contextes).

(Pour la suite je passe au “je”, ayant animé, et donnant ma version du déroulé tel que je l’ai vécu.)
L’atelier se divise en plusieurs temps d’animation, qui ont tous pour base un questionnement ouvert donné aux élèves. Le plus important est de leur donner un cadre pour réfléchir et argumenter. Le rôle d’animation ici est d’abord de donner les règles, puis d’interagir pour apporter des éléments importants pour poursuivre une réflexion. Le plus délicat est de ne pas revenir dans un rôle magistral exposant des savoirs, tout en mettant sur la piste de notions intéressantes.

Merci aux professeures qui m’ont accueilli et aux élèves qui ont joué le jeu. Ci-dessous un compte-rendu de l’animation, à prendre comme un déroulé à s’approprier, agrémenté de quelques verbatim pour envisager la manière dont cela s’est passé.

Petit brise-glace gradué

Les élèves doivent se positionner sur une ligne imaginaire, allant de “Pas du tout” à “Ouais carrément”, pour répondre à l’affirmation “La science, ça me parle”.
Quand tout le monde est placé, chacun·e peut prendre la parole pour expliquer son positionnement. Il s’agit juste, à ce stade, de livrer quelques interprétations de “la science” et de sonder qui se sent à l’aise avec le sujet.

Les réponses sont parfois surprenantes, certains se plaçant à l’extrémité “Ouais carrément” mais ne sachant dire pourquoi, tandis que d’autres affirment que “pas du tout” alors qu’elles discourent sur leur grand intérêt pour l’histoire, la géopolitique et la sociologie !

Quelques réponses :
«La science c’est essayer de comprendre le monde, c’est la philosophie, c’est plein de choses. Tout ne m’intéresse pas mais réfléchir sur des choses m’intéresse en général»
«On se place au même niveau sur la ligne, ça me parle aussi mais ce n’est pas forcément pour les mêmes sciences, moi c’est plutôt les SVT qui m’intéressent»
«Je m’intéresse aux sciences humaines, aux comportements humains, comment ils fonctionnent, la sociologie, la psychologie, mais la première chose qui me vient c’est la physique et la chimie»
«Les matières scientifiques ne m’intéressent pas trop mais la dimension sociale et philosophique m’intéresse»
«Je me place à 20% à peu près d’intérêt, car je n’ai spontanément que peu de curiosité pour ces matières, mais tout ce qui est en lien avec la nature et l’univers m’intéresse quand même»
«Sans la science on ne comprendrait rien au monde qui nous entoure»
«Tout dépend de ce qu’on entend par “science”, c’est cela qui fait varier la position sur la ligne»

Débats mouvants

Je vous renvoie à la page où on explique en détails le débat mouvant. Pour résumer, on lance une affirmation clivante aux termes mal définis et chacun·e doit se positionner du côté “d’accord” ou “pas d’accord”, sans juste milieu possible. Pendant quelques minutes, chaque “camp” discute pour trouver des arguments justifiant sa position, puis on écoute les arguments de chaque camp alternativement.
À chaque argument énoncé, on laisse la possibilité à chacun·e de changer de camp. Il suffit d’avoir compris l’argument ou d’avoir ressenti quelque chose en l’entendant, pas besoin d’avoir été convaincu·e.

Ici, le rôle d’animation est vraiment d’encourager le changement de camp sans le forcer, par exemple en changeant soi-même de camp, ou en soulignant discrètement l’habileté de certains arguments.

J’ai testé deux affirmations, qui ont eu l’air de bien fonctionner (clivantes et amenant beaucoup d’arguments) :
– Tout le monde est scientifique
– La science recherche la vérité

Quelques réponses à “Tout le monde est scientifique”
D’accord
«Tout le monde se pose des questions, réfléchit, c’est cela la science»
«Même les enfants expérimentent et tous les êtres humains s’appuient sur des expériences»
«Tout le monde recherche la vérité»
«Le simple fait que quelqu’un essaie de justifier son idée et ne reste pas campé dans ses certitudes c’est déjà un peu de la science»
«Il ne faut pas limiter le terme de science à son contexte social»
Pas d’accord
«La phrase est trop générale pour être vraie»
«La science cela n’est pas simple, il faut chercher parfois tout sa vie»
«On apprend la science, ce n’est pas inné»
«N’importe qui n’est pas capable d’appliquer une méthode scientifique à ses recherches»
«C’est un métier»
«Il faut pouvoir prouver ce qu’on dit»
«Il faut distinguer ce qui est scientifique de ce qui est spirituel»
«Si tout le monde était scientifique quelle serait alors la valeur du terme science, son sens ?»

Quelques réponses à “La science recherche la vérité”
D’accord
«Rechercher des faits, c’est rechercher la vérité»
«Les sciences exactes expérimentent pour prouver des faits énoncés»
«Rechercher la vérité cela ne signifie pas la
trouver, mais vouloir la trouver»
«Rechercher la vérité ne signifie pas avoir raison»
«C’est se rapprocher le plus possible de la vérité»
«Les théories découvertes par la science deviennent une vérité pour nous quand on les accepte»
«La vérité c’est ce qu’on ressent»
«On ne trouve pas par hasard, il faut se poser des questions et chercher»
Pas d’accord

«La science des choses où il n’y a pas de vérité comme la
science des religions ne cherche pas la vérité c’est-à-dire à juger, mais à comprendre»
«La science cherche des résultats, pas forcément la vérité. On ne sait pas si c’est vraiment vrai»
«On sait par exemple que les calendriers ne sont pas exacts, alors qu’ils reposent sur des bases scientifiques»
«La science peut se tromper»
«Les sciences trouvent souvent des choses sans les chercher, le hasard joue un rôle dans la découverte»
«La science peut chercher des modèles et non la vérité, des théories pour comprendre, comme le big bang, et elle ne donne pas une réponse à pourquoi on est là»

Tentative de définition

Remarquons qu’à ce stade, on discute encore de “la science” sans l’avoir définie. Je propose alors un jeu (version simplifiée et plus spontanée de CELUI-CI) dont le but déclaré est d’essayer d’en établir une définition, mais dont le but réel est plutôt de montrer que c’est impossible et qu’il vaut mieux considérer plusieurs acceptions.

Chacun·e doit écrire trois mots ou expressions sur un petit papier (un mot ou expression par papier), lui faisant penser à “la science”. Je donne des exemples à l’oral pour montrer à quel point on peut ratisser large : microscope, prof, SVT, fusée, diplôme, vaccin, animaux…

Tous les mots sont posés en vrac sur une table et les élèves ont pour seule consigne, dans un premier temps, de les regrouper comme ils et elles le veulent, dans des catégories libres. Je leur demande, une fois quelques catégories établies, de nommer celles-ci.
J’interviens fréquemment pour questionner leur catégorisation :
“Il veut dire quoi ce nom de catégorie ?”
“Pourquoi vous avez mis ce mot ici et pas là ?”
“Pourquoi ces deux mots appartiennent à la même catégorie ?”
“Si j’ajoute ce mot, est-ce qu’il entre dans une de vos catégories ?”
J’essaye de faire en sorte que les catégories qui se dessinent soient les plus claires possibles pour les élèves, et que tous les mots qu’on pourrait lier à la science puissent y être rangés.

Au bout d’un moment, quand les élèves commencent à avoir du mal à modifier leurs catégories, on peut s’arrêter.
Soit j’ai eu de la chance, soit j’ai subtilement orienté les catégories vers ma vision des choses, mais par deux fois les élèves avaient formé des catégories qui ressemblaient aux acceptions du mot “science” que je voulais leur transmettre. On fait donc un rapide point pour expliquer les distinctions entre la science vue comme :
– une démarche intellectuelle contraignante
– une somme de connaissances
– des acquis techniques et des produits technologiques
– un système social et politique
– une communauté

Débat mouvant avec variante – Maxime de Hume

Dernier temps, on relance un débat mouvant et je préviens que les règles changeront légèrement durant l’activité.
L’affirmation est “La science nous dit comment agir” (je rappelle qu’il faut garder en tête, quand on réfléchit à ses arguments, les cinq sens du mot science qu’on a vus précédemment).

Quelques réponses :
D’accord
«Elle nous dit quels sont les dangers, à quoi il faut faire attention»
«Nous dire comment agir ce n’est pas nous obliger à agir, ce sont des recommandations ou des conseils et non des obligations, comme pour les vaccins»
Pas d’accord
«La science donne des éléments (par ex. si on mélange tel et tel produit il y aura explosion, ou sur les pesticides : elle ne nous dit pas que nous ne devons pas les utiliser, mais ce que cela peut faire), elle ne dit pas s’il faut agir comme ça ou autrement»
«La politique et l’État jouent un rôle»
«La science explique mais n’oblige pas (ex : manger 5 fruits et légumes par jour)»
«Ce n’est pas la science qui nous dit à quelle heure nous lever»
«Ce qui nous guide ce sont nos désirs»

Pour rendre plus concret le débat, j’ai demandé aux élèves de faire une pause et de réfléchir entre eux à leurs actions quotidiennes en relation à l’écologie : que savez-vous du réchauffement climatique et des changements globaux ? Que savez-vous de l’impact de nos gestes quotidiens ? Êtes-vous “cohérents” à ce sujet ?
Puis on reprend le débat, ce cas d’application en tête.

Après encore quelques interventions, j’introduis une variante.
Jusqu’ici, le débat se structure autour d’un axe descriptif : La science nous dit comment agir.
J’y ajoute un axe prescriptif : La science devrait nous dire comment agir.
Se dessinent donc virtuellement quatre cases dans lesquelles les élèves peuvent se placer et se déplacer :
– La science nous dit comment agir mais elle ne le devrait pas
– La science nous dit comment agir et elle fait bien
– La science ne nous dit pas comment agir mais elle le devrait
– La science ne nous dit pas comment agir et elle fait bien

On écoute quelques interventions dans chaque case avant de conclure.
On reprend alors chaque sens du mot “science” et on se questionne sur les rôles descriptifs et prescriptifs qu’ils peuvent endosser.

Allons plus loin que la Maxime de Hume An ought can’t be derived from an is” (qu’on aime traduire par “La science n’est pas prescriptive mais descriptive”).
Au premier abord, on pourrait accorder à la démarche, aux connaissances, à la communauté, et aux technologies une neutralité relative, un rôle descriptif ou d’outillage (concernant le système social et politique de la science, il semble évident que son rôle est prescriptif).
Sauf que chacun de ces sens contient un aspect prescriptif plus ou moins explicite :

– La démarche, même si elle n’est pas inscrite dans le marbre, constitue au temps t un cadre protocolaire prescrivant la manière d’agir. Certains standards sont d’ailleurs tellement intégrés qu’il semblerait absurde de les remettre en question, par exemple les unités de mesure. Ce sont devenues des prescriptions implicites et impensées.

– Les connaissances ne prescrivent rien logiquement, car elles ne contiennent pas explicitement de prémisses morales. Mais nous sommes humains et partageons un certain nombre de prémisses morales qui nous poussent à arriver aux mêmes conclusions à partir des mêmes données. Une connaissance révélant un risque a certainement pour conséquence un comportement de prévention/protection de la part de la société.

– La communauté est constituée d’humains, qui nécessairement émettent des prescriptions par le simple fait de s’exprimer. Le chercheur ne peut pas simplement prétendre s’exprimer alternativement comme chercheur et comme citoyen. Il est la même personne, paré du même aura scientifique dans les deux situations.

– Les technologies, par leur existence, prescrivent nos comportements. En tant qu’outils, leur utilisation ne dépend pas de nous mais de leur fonction et des possibilités qu’ils offrent. On ne plante pas des clous avec une bouilloire électrique, on la remplit d’eau et on consomme de l’électricité produite par la fission nucléaire.

Pour davantage de détails sur ces nuances sur la maxime de Hume et sur les liens entre les acceptions de la “science” et la politique, allez donc voir cet article co-écrit avec Nicolas Martin. [À PARAÎTRE]

Bonne discussion

Ce déroulé est simplement une base d’animation, il n’a aucune prétention et n’est qu’une introduction à la philo des sciences par la discussion. Peu de notions sont abordées frontalement, par choix d’offrir aux élèves un temps différent de celui du cours. Toutefois, il serait tout-à-fait légitime d’imaginer modifier la proportion des temps de discussion et d’exposé plus magistral.

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